Utiliser une « Carte d’empathie » en médiation

La « carte d’empathie » est un outil visuel créé dans le domaine du design pour mieux comprendre les besoins des utilisateurs de produits ou de services. Elle sert de support aux observations de celui ou celle qui cherche à entrer en empathie avec son utilisateur, lequel est placé au centre, symboliquement et visuellement. Comme l’empathie est aussi au cœur de la médiation, comment pourrait-on utiliser cet outil pour faciliter le dialogue et la compréhension mutuelle des participants ?

La carte d’empathie, un support pour se mettre à la place d’un utilisateur

La carte d’empathie est un visuel « à remplir » qui permet de synthétiser les observations et informations sur ce que vit, dit, fait, pense ou ressent une personne concernée, pour identifier ses besoins, motivations, irritants rencontrés et axes d’amélioration envisageables. L’exercice d’élaboration de la carte permet de se placer à la place de la personne, depuis sa propre perspective.

Elle a été développée par Dave Gray de l’agence de design Xplane, et publiée pour la première fois en 2010 dans le livre Gamestorming[i]. Elle est devenue depuis un classique du Design Thinking, ou « démarche design »[ii], un courant qui utilise les méthodes du design pour innover et résoudre les problèmes en étant centré sur l’utilisateur, et qui commence par une phase d’empathie avec ce dernier[iii].

Crédit : Dave Gray/ X Plane – image téléchargeable sur  https://xplane.com/the-empathy-map-a-human-centered-tool-for-understanding-how-your-audience-thinks/

Concrètement, souvent en équipe, les designers remplissent la carte en répondant à diverses questions, sur la base de leurs observations sur le terrain, des entretiens avec les utilisateurs et de leurs recherches, en suivant un ordre préétabli dans le sens des aiguilles d’une montre :

  1. Qui est la personne avec laquelle on cherche à entrer en empathie (qui est-elle, quelle est sa situation, son rôle dans la situation etc.) ?
  2. Qu’est-elle sensée faire (utiliser un produit, suivre un parcours etc.) ?
  3. Que voit-elle (ex. comment perçoit-elle la situation) ?
  4. Que dit-elle (ex. qu’entendons-nous de sa bouche) ?
  5. Que fait-elle (ex. quel comportement observe-t-on) ?
  6. Qu’entend-elle (ex. que lui disent ses pairs) ?
  7. Que pense-t-elle, que ressent-elle (quelle est sa motivation, quels sont ses peurs, ses besoins, ses émotions) ?

Cette recherche d’information détaillée peut aller du plus concret (quelles sont ses sensations quand elle touche le produit ?) au plus conceptuel (quels sont ses espoirs, ses craintes ?).

La progression des questions incite à commencer par explorer les éléments observables (ce qu’elle dit, ce qu’elle fait, etc.) avant d’entrer symboliquement dans ses pensées et émotions, qui se trouvent à « l’intérieur » de la représentation de la personne, car elles ne sont pas réellement observables.

Ces pensées et émotions peuvent avoir été exprimées par l’utilisateur mais l’exercice consiste aussi, pour le designer, à se mettre à la place de la personne pour imaginer ce qu’elle peut penser et ressentir dans sa situation.

Adapter la carte d’empathie en médiation

Dès lors que l’empathie est l’un des outils majeurs du médiateur, et qu’elle est décisive dans toute résolution d’un conflit, cette cartographie pourrait être utile en médiation comme support.

On peut imaginer plusieurs usages, à condition d’adapter les questions du modèle et de prendre certaines précautions pour tenir compte du fait que les participants ne seront pas forcément enclins à se prêter à l’exercice en situation de tension.

Usages et contextes d’utilisation

  • La carte d’auto-empathie: en aparté, le médiateur pourrait proposer aux participants de chacun réaliser une carte en se plaçant eux-mêmes au centre, afin de prendre le temps de « s’écouter ». Une variante pourrait être que les cartes soient un mode de communication indirect entre les participants, qui réaliseraient chacun une carte d’eux-mêmes destinée à l’autre personne, ou la première étape pour formaliser les observations en Communication NonViolente.
  • La carte d’empathie pour comprendre un tiers à la médiation : les parties pourraient construire ensemble une carte d’empathie d’une personne concernée par le conflit mais qui n’est pas autour de la table, comme l’enfant dans une séparation, le client dans un conflit entre associés, etc.
  • La carte d’empathie croisée : probablement plutôt en aparté et quand la médiation est assez avancée après le « quoi » et le « pourquoi », par exemple pour travailler l’accord sur le désaccord, le médiateur pourrait proposer à chaque participant de construire la carte d’empathie de l’autre participant à partir de tout ce qu’il a entendu.
  • La carte d’empathie du médiateur : le médiateur pourrait utiliser la carte de d’empathie comme synthèse de ses observations lors des séances ou pour faciliter une modélisation de boucles systémiques (ce qu’une personne entend, ce qu’elle dit/ ce que l’autre entend et répond, etc.), à garder pour lui ou à partager en plénière, selon son analyse.
  • La carte d’empathie en facilitation de groupe : lorsque des groupes sont opposés sur un thème donné, un atelier pourrait consister à demander à chaque groupe de construire la carte d’empathie du groupe opposé pour se « forcer » à voir les choses de leur point de vue.

Les questions à poser

La plupart des questions posées dans la carte originale restent pertinentes en résolution des conflits : qui est la personne, que dit-elle, que fait-elle etc.

Des précisions peuvent être apportées pour faciliter l’utilisation, par exemple lorsqu’on pose la question « que voit-elle ? », c’est l’occasion d’évoquer le langage non-verbal de l’autre personne, tel qu’il est perçu par le participant.

La variation essentielle se situe au stade des « objectifs » de la carte, qui en design comprend la question « Que doit faire la personne ? » liée l’utilisation d’un produit ou d’un service, à une décision qu’elle doit prendre ou à son activité.

En médiation, un objectif pourrait être de comprendre la personne dans une situation donnée, par exemple lors d’une réunion avec l’autre partie, dans le cadre de leur travail, ou plus généralement dans sa relation avec l’autre.

Cela donnerait la progression suivante :

  1. QUI est la personne que nous essayons de comprendre ?
  1. Quelle est la SITUATION dans laquelle elle se trouve ?
    • Quelle situation précise choisissons-nous de décrire ?
    • Avec qui la personne vit-elle cette situation ?
    • Quel est le contexte ? Quelle est leur relation ? Que font-ils ensemble (travail, projet etc.) ?
  1. Que VOIT elle :
    • Quels sont les messages non-verbaux qu’elle perçoit ?
    • Que lit-elle, si ce sont des messages écrits ?
    • Que voit-elle les autres faire dans la situation ?
  1. Que DIT-elle ?
    • Qu’avons-nous entendu de sa bouche ?
    • Qu’a-t-elle dit dans la situation ?
  1. Que FAIT-elle ?
  • Quelles ont été ses actions dans la situation ?
  • Que fait-elle aujourd’hui ? Quel comportement avons-nous observé ?
  1. Qu’ENTEND-elle ?
    • Qu’entend-elle les autres personnes dire dans la situation ?
    • Qu’entend-elle de tiers (collègues, amis, etc.) ?
    • Qu’entend-elle indirectement (rumeurs, discours rapporté, etc.) ?
  2. Que PENSE et RESSENT-elle ?
    • Quels sont ses problèmes, préoccupations ?
    • Quels sont ses besoins, ses intérêts ?
    • Quelles sont ses émotions, dans la situation et dans la médiation ?

Quelques précautions à prendre

Comme tout outil en médiation, la carte d’empathie présente un risque de rejet de la part de participants qui se trouvent en situation de tension. Sans doute est-elle plus facile à intégrer dans un contexte de conflictualité modérée, en facilitation ou en médiation de projet, et plus probablement en aparté qu’en plénière, au moins dans un premier temps.

Comme toute « documentation » en médiation, il est important de ne pas laisser cristalliser la personne dans une position donnée, d’où l’intérêt qu’il s’agisse d’une photographie liée à une situation précise, en back office le cas échéant.

C’est en tout cas un formidable guide pour celui ou celle qui veut faire l’exercice de se mettre à la place de l’autre, ou prendre le temps de le faire pour soi-même.

Par Sylvia Israel

 

Un grand merci à Dave Gray pour notre échange à propos de ce cas d’usage de sa carte d’empathie.

[i] D. Gray, S. Brown, J. Macanufo, Gamestorming, O’Reilly 2010, édition française, Diateino, 2014

[ii] https://hbr.org/2013/11/three-creativity-challenges-from-ideos-leaders, M. Aldana, V. Dromer, Y. Lemeni, Passez au design thinking, Eyrolles, 2019, S. Brown Le gribouillage, c’est tout un art, Portfolio-Penguin 2014, Edition française Diateino, 2017, M. Lewrick, P. Link, L. Leifer, Le guide du design thinking, Verlag Vahln GmbH, 2018, édition française, Pearson, 2019

[iii] T. et D. Kelley, La confiance créative, Harper Collins Publishers, 2014, édition française, InterEditions, 2016, T. Brown, L’esprit design, Harper Business 2009, édition française, Pearson, 2014

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