Le Kintsugi magnifie les blessures

Cet art japonais ancestral accepte et souligne les fêlures pour ressusciter ce qui a été brisé. Une source d’inspiration pour les spécialistes de la médiation restaurative.

Dans Le procès à huis clos des deux France (éd. Actes Sud et Théâtre du Rond-Point, 2023), Kery James oppose la légitimité de la révolte et la légalité de l’ordre public.

Soulaymaan prend en otage, sous la menace d’un pistolet, le juge qui a innocenté le policier ayant abattu son frère. Le juge remarque alors l’intérêt de Soulaymaan pour un vase et déclare : “Kintsugi… Une tradition japonaise qui date du XV e siècle. Ça consiste à réparer les objets brisés en soulignant leurs fissures avec un filet de métal précieux. Il ne s’agit pas d’essayer de cacher ou de nier les fêlures, on compose avec. On accepte l’idée que l’objet ne sera plus jamais le même qu’avant, mais plutôt que de s’en débarrasser, on le rénove, on lui donne un second souffle. Pour cela, on va utiliser la laque du Japon qui est une sève d’arbre, l’Urushi, avec laquelle on va recoller les éléments séparés et reboucher les fissures. […] Comment faire de nos blessures des cicatrices ? La cicatrice nous rappelle qu’il y a eu blessure, mais aussi que nous avons été capables de guérir.”

Le conflit sépare, la médiation rassemble

Certes, pour remédier aux fêlures et aux ruptures, toute médiation a des dimensions restauratives de dialogue et de retour à une relation pacifiée. Pour autant, elle ne prétend qu’exceptionnellement renouer une relation positive, au sens où on restaure un tableau ou un monument pour lui restituer son éclat premier.

Ne soyons pas naïfs : nous savons par expérience que bien des médiations se terminent par un accord, mais sans une véritable réconciliation. In fine, le médiateur entend souvent l’une des parties prenantes lâcher un “Au moins, j’en suis débarrassé !” ou “C’est mieux que si c’était pire…” Faute de dénouer et renouer ce qui est déjà déchiré, on se contente de rapiécer ou de repriser. Ce qui est cassé est cassé. Après une scène de ménage violente, celui qui a fracassé la vaisselle demande pardon, peut-être sincèrement, mais il est déjà trop tard. Le plus sage est bien souvent de ne pas recoller les morceaux, de ne pas “faire comme si…”

Usant des techniques d’impact à la façon de Carole Friedrich (1), il m’arrive de tendre un élastique à l’extrême et de dire : “Si je continue, il va se rompre. Et regardez un élastique rompu : nul n’a jamais espéré le recoller, n’est-ce pas ? Alors, si on relâchait la tension avant une rupture irréversible ?” Est-ce à dire qu’une approche restaurative serait une aspiration noble et vaine ?

Instaurer avant de restaurer

Une première dimension restaurative en médiation consiste à accepter d’aller à la rencontre de l’autre. Ce qui n’a rien d’évident ! Rencontrer son adversaire, c’est l’instaurer comme interlocuteur valable, nécessaire : “Oui, j’ai besoin de mon ennemi pour avoir la paix. Je suis conduit (ou contraint) de le reconnaître comme une personne humaine, de prendre en considération sa personne et son approche du conflit.” Comme deux fragments du vase brisé, nous sommes séparés mais pas étrangers l’un à l’autre. Accepter de rencontrer l’autre, c’est déjà le respecter et surtout, lui rendre son humanité.

Pourquoi a-t-on eu besoin d’aller jusqu’au Japon chercher le Kintsugi ? Sûrement pas par goût de l’exotisme. Mais force est de constater que notre culture occidentale n’était pas (ou pas encore) celle du compromis. L’approche restaurative nous vient plutôt d’Afrique du Sud, des Commissions vérité et réconciliation, des Maoris de Nouvelle-Zélande. Le Kintsugi est juste une autre manière d’accueillir, sans violence, la violence de toute fracture ou rupture.

En ces temps d’intelligence artificielle générative (IAG), il existe aussi un autre génie que j’appellerai l’intelligence artisanale créative (IAC), car les artisans japonais ont au moins deux leçons culturelles à offrir aux artisans médiateurs que nous sommes :

  • le Raku, avec rigueur et exigence, laisse, lors de la cuisson des céramiques, la part belle au hasard, à la rencontre des alliages et des alliances, afin que chaque pièce ait son dessin et ses teintes propres, suscités par l’artiste, mais allant au-delà du prévisible. “Ce que je fais m’enseigne ce que je cherche…”, avait dit le regretté Pierre Soulages. Les matières et proportions différentes, la cuisson à 1 300° créent un objet né d’une part voulue de hasard, et qui en tire sa beauté singulière. Il nous est ainsi rappelé que notre vie est faite de belles rencontres, certes en partie déterminées par le cours de notre existence, mais aussi nées de l’imprévu : hasard merveilleux du coup de foudre, des regards qui se frôlent, hasard professionnel du recrutement qui matche parmi vingt candidatures, hasard d’une amitié estudiantine qui donne naissance à une start up, hasard d’une selle et d’un guidon de vélo que Picasso transforme en tête de taureau.
  • lorsqu’un simple bol, égal à tous et différent de tous, se brise, le Kintsugi nous apprend que toute union tire une part de sa beauté de sa fragilité. Ne jetez pas le bol brisé, le bébé avec l’eau du bain, les belles années vécues ensemble avec l’amertume de la rupture, les compétences des contractants avec l’échec de la relation, l’humanité de l’autre avec le différend qui nous oppose.

L’artisan japonais ne jette pas l’assiette cassée, ni ne recolle les pièces éclatées en masquant les lignes de fracture par une colle hypocritement invisible. Comme le bon médiateur accueille la situation telle qu’elle se présente, l’art du Kintsugi reprend les pièces et morceaux épars sans en mépriser ni en rejeter aucun. Il recompose, réaccorde les fragments. Loin d’estomper, d’effacer les lignes brisées, il les souligne par un filet d’or fondu brillant. Ainsi se trouve restaurée et réinventée l’intégrité de l’objet, qui ressurgit non pas comme diminué, mais augmenté par cette reliance. Cette technique remet en cause nos certitudes et nous interroge. On pourrait donc séparer et réparer ? Passer du différend comme rejet aux différences acceptées ? Du lien qui ligote au lien qui unit, de la déchirure à la suture ? Y aurait-il dans tout conflit une destruction potentiellement créatrice ? Le Kintsugi et la justice restaurative nous invitent à le penser, et à tenter de tisser ce lien relationnel propre au médiateur.

Stephen BENSIMON
Stephen Bensimon est médiateur, philosophe, professeur affilié Sciences Po Paris Exécutive Education,
président fondateur de l’IFOMENE.

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