La bohème te tend la main

Partis du nord de l’Inde voilà plus de 1000 ans pour arriver en Grèce, dans la “petite Égypte”, avant de se disperser en Europe, les Gitans se considèrent encore comme une grande famille.

Nomades, semi-nomades ou encore sédentaires, les communautés gitanes (2) ont des valeurs et des visions en partie méconnues ou qui nous semblent parfois incompréhensibles. Le vivre-ensemble est parfois difficile. Afin de mieux comprendre la pensée gitane, nous sommes allés à la rencontre de la communauté, et en particulier de Franck Marcou guitariste, chanteur-compositeur et avant tout ambassadeur des arts et de la culture gitane.

Inter∞médiés : pourriez-vous nous présenter votre famille ?
Franck Marcou : je fais partie de la communauté gitane de Montpellier, du côté d’Aiguelongue, et j’ai toute ma famille dans les quartiers sensibles comme Montaubérou, Figuerolles, mais aussi à Agde, Beaucaire, Arles, et même Paris. Nous sommes l’une des plus grandes familles gitanes de Montpellier.

Quelle est la différence entre Gitans catalans et Gitans andalous ?
Le Gitan catalan parle le catalan (ils vivent surtout du côté de Perpignan) et le Gitan andalou parle l’espagnol.

Vous dites que vous êtes tous issus de la même culture, avec des coutumes différentes. Pouvez-vous nous donner un exemple ?
Oui, par exemple, pour les mariages. Chez les Gitans roms, la famille de la mariée demande une dot : “Je veux trois Mercedes, je veux 30 000 euros, je veux de l’or”, etc. Il faut donner tout cela pour pouvoir épouser la fille. Chez les gens du voyage, les Manouches, la coutume veut que l’on “enlève” la fille. Le garçon et la fille partent une semaine en voyage de noces anticipé et, pendant ce temps, la famille organise le mariage. Si on fait ça chez les Gitans espagnols ou catalans, on se prend un coup de fusil.
Chez nous, il y a des pourparlers avec la famille. Il faut demander la main et les deux familles se mettent d’accord entre elles et avec les enfants. Il y a ensuite une demande officielle qui se fait devant les familles, dans le quartier. Les enfants peuvent alors se promener ensemble (avec un chaperon tout de même), car la communauté sait qu’on va les marier dans un an. Ensuite, il y a le mouchoir, afin de voir si la fille est toujours vierge (3), pour rendre fier son papa et son mari. Enfin, il y a le mariage auquel toutes les familles de France assistent, sans invitation formelle. (4)

Les mariages sont-ils arrangés ou les jeunes sont-ils libres de leur choix ?
Souvent, les patriarches (5) dressent des listes des naissances dans les quartiers. Il y a tant de filles et tant de garçons, et s’ils veulent des mariages entre familles, ils font tout pour que ces garçons et filles soient toujours ensemble et tombent amoureux pour les marier. C’est un peu arrangé… [rires]

Et si quelqu’un désire se marier avec un non-gitan ?
L’amour fait que ça s’arrange. On est en 2024. C’est parfois difficile, à cause de la peur et de la crainte de l’inconnu. Entre nous, on se comprend. Les gens de l’extérieur, n’ont pas la même façon de penser, ni les mêmes lois. Car il existe une loi gitane.

Comment fonctionne cette loi ? Est-elle écrite ?
Elle se transmet de génération en génération. Elle est ancrée en nous, on sait ce qui est bien et ce qui est mal, on sait ce qu’on peut faire et ne pas faire.

Pourquoi y a-t-il tant de heurts et de conflits entre communautés gitane et non-gitane ?
Le Gitan a ses propres règles et il est anti-règles (de la société). Par exemple, les jeunes font du scooter à 2 heures du matin. Il n’y a pas d’heures. Je fais de la musique et je travaille la nuit. Je tiens aussi une école de karaté, mais je suis toujours un peu en décalé. Quand on vit à côté de maisons de non-gitans et qu’il y a du bruit toute la nuit, c’est un peu énervant pour le voisin qui se lève tôt pour aller travailler.
J’ai eu la chance de grandir dans une double culture. Ma mère n’est pas gitane. Mais certains sont très sectaires. Si tu leur dis ce qu’il faut faire ou ne pas faire, ils vont te répondre : “Mais on s’en fout, on n’est pas des payous.” [non-gitans, ndlr] Et puis il y a le phénomène de communauté. Les Gitans se déplacent toujours en groupe, par exemple à l’hôpital. Ils parlent fort, et ça fait peur aux gens. C’est comme ça depuis la nuit des temps.

Qui gère les conflits entre gitans ?
Les Roms ont un roi. Chez les Andalous et les Catalans, il y a un patriarche dans chaque quartier. C’est lui qui gère les conflits. Et quand il y a des problèmes, les patriarches organisent une rencontre entre les Gitans qui se sont disputés. Ensuite, soit ils les réconcilient, soit ils leur disent : “ Toi, tu vas de ton côté et toi de l’autre.” Il ne faut pas que ça aille plus loin.

C’est une forme de médiation…
Oui. Il y a un très grand respect de la hiérarchie chez nous. Il y a le respect par rapport au grand-père, au jayou comme on dit chez nous, la jaille (grand-mère), le père, la mère, les enfants, les cousins. C’est toujours le plus vieux qui est respecté.

Les jeunes ne se révoltent pas contre les “vieux” ?
Cela n’existe pas chez nous. Il faut qu’ils se taisent, sinon ils prennent une gifle. Si un jeune manque de respect à un ancien, les autres jeunes vont lui sauter dessus et le frapper. Partout dans le monde, nous avons la même loi. Peu importe le pays et la langue, on va avoir la même façon de vivre et de penser. Nous sommes un seul peuple. Lors du pèlerinage aux Saintes-Maries-de-la-Mer (6), on sait qu’on ne va pas aller vers les filles de là-bas, on sait qu’on ne va pas crier à côté d’une caravane où il y a des vieux qui se reposent.

Mais si c’est à côté de la maison d’un non-gitan qui se repose, on s’en moque ?
Voilà, on s’en fout [rires]. Mais c’est aussi parce qu’il y a beaucoup de racisme, et quand il y a du racisme, il ne peut pas y avoir de respect – dans les deux sens. Je vois les choses comme ça. C’est un peu compliqué.

Peut-on rapprocher nos cultures ? Est-ce souhaitable ?
Je pense qu’il faut des gens qui restent très communautaires et d’autres qui se mélangent. On a besoin d’un équilibre. Le jour où il y aura une guerre ou un autre problème, on va pouvoir aller avec les nôtres, on va pouvoir se protéger dans notre clan, dans notre communauté. Ceux qui jouent de la guitare, les Gipsy Kings, Manolo Gimenez, Chico et les Gipsys, sont plus intégrés au reste de la population. Il y a des jeunes qui me disent : “Toi, tu peux aller chez les gens, viens, amène-nous !” Quand ils ont besoin d’aller chez les payous, à la maison de l’Office public d’aménagement et de construction (OPAC) ou ailleurs, ils font appel à moi : “Va leur parler, parce que moi, je ne sais pas le faire.”

La presse parle souvent des problèmes quant aux emplacements des caravanes.
Il ne faut pas tout confondre. Les évangélistes posent peu de problèmes. Il y a des Roumains qui se font passer pour des Gitans, mais ne le sont pas. Ce sont ceux qui créent des bidonvilles, c’est difficile à gérer. J’ai du mal quand je vois les reportages où certains s’installent sur des terrains de foot. Ce n’est pas correct.

Est-il vrai que les filles ne vont plus à l’école à partir du moment où elles ont leurs règles ?
Oui, quand les filles ont leurs règles, elles savent qu’elles peuvent devenir maman, donc on les protège. Mais elles vont à l’école gitane. Elles apprennent la cuisine, la couture, à s’occuper de la maison. Ce sont des femmes gitanes qui enseignent aux petites : un peu à lire, à remplir les papiers pour la CAF ou pour les enfants, tout ce qui fait partie de la vie. Ces écoles sont sous la surveillance de l’État, à cause des allocations familiales. Comme ça, les petites ne sont pas dans la rue. Vers 16 ou 17 ans, elles se marient. Pour nous, l’adolescence n’existe pas : il y a l’enfance et l’âge adulte. Mon père a arrêté l’école parce que mon grand-père a dit : “Tu arrêtes l’école, il faut que tu ailles travailler pour nourrir la famille.” Pour les garçons, il y a une école de musique à Perpignan. Le matin, les élèves apprennent à lire et à écrire. L’après-midi, ils apprennent à jouer de tous les instruments et à chanter.

Des femmes peuvent-elles chanter ou jouer d’un instrument ?
Pas chez nous, les Catalans. Seulement chez les Espagnols [Gitans andalous, ndlr]. Les femmes jouent de la guitare et chantent. Chez les Hongrois (Roms), il n’y a que Négrita (7), mais ça a été très compliqué pour elle.

Quelle place a la musique dans la vie gitane ?
Il y a de la musique tout le temps, lors de tous les événements. Nous sommes très pudiques, nous parlons d’amour en musique. Nous ne disons pas “je t’aime”. Jamais ! L’affectif ne se transmet qu’à travers la musique. On chante des chansons qu’on dédie à chaque membre de la famille qu’on aime : le papa, la maman, le jayou, la jaille (8), à nos amis. On se prend très peu dans les bras, on n’embrasse jamais nos femmes en public, on ne se tient pas par la main. Ma femme me dit qu’on est des sauvages ! [rires]

Le fait d’être musicien et connu apporte-t-il du prestige et du respect dans la communauté ?
Oui, dans la famille, on est un peu plus reconnus, mais il n’y a pas de stars. Par exemple, Kendji Girac, quand il arrive dans la communauté, il n’est plus une star, c’est fini. Il redevient instantanément le fils de Carmen, le neveu d’untel, et rien de plus. Pareil pour les Gipsy Kings qui redeviennent l’oncle de, le neveu de, le frère de, le fils de…

Chacun sait où est sa place ?
Oui, on le remet à sa place dans la hiérarchie.

Quelle est celle de la femme ?
C’est la patronne ! C’est elle qui commande tout. Tous les ans, quand on va aux Saintes-Maries-de-la-Mer, on va prier Sainte Sarah. On prie Dieu bien sûr, mais on porte Sainte Sarah, on porte la création du Monde, c’est la femme qui crée. Tout le monde entoure la maman, tout le monde est là pour elle.
Après, elle connaît son rôle : donner à manger, faire la cuisine, s’occuper des hommes quand ils sont à table, jouent de la guitare et boivent un coup. Mais ce n’est pas une esclave, bien au contraire.

Les hommes et les femmes sont séparés ?
Comme dans beaucoup d’autres communautés, quand les femmes se retrouvent, elles se mettent dans un coin, et les hommes font pareil. On en fait tout un plat chez les Gitans, mais si je vais dans ma famille française, les femmes se mettent avec les femmes et les hommes se mettent avec les hommes. Bien sûr, il existe aussi beaucoup d’occasions et de fêtes où on est tous ensemble.

Les Gitans sont-ils très religieux ?
La plupart sont catholiques pratiquants. Mais si on n’a pas la même religion, on n’en parle pas. Dans ma famille, mon père croit en Dieu, mon frère et moi sommes catholiques, ma belle-mère et mes sœurs sont témoins de Jéhovah et mes cousins sont pasteurs évangélistes. Et quand on est à table, on s’aime, on est la famille. C’est tout ce qui compte !

Propos recueillis par Christel SCHIRMER

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