Nous vivons une pandémie de violence relationnelle !

Par Thomas d’Ansembourg

Vivre en ces temps de stress lié à la crise du Covid, au chômage et à la violence n’est pas simple. Nous possédons heureusement des ressources intérieures, souvent insoupçonnées, qui nous permettent de “nous relier au vivant” et de mieux gérer nos conflits personnels et interpersonnels. Au fil de ses réflexions sur la violence, l’empathie, la communication, l’école, le bonheur et sur son propre trajet personnel, Thomas d’Ansembourg nous explique où puiser ces ressources et nous livre dans cet entretien les secrets des relations harmonieuses.

Ancien avocat reconverti dans la psychothérapie et la Communication NonViolente ©, Thomas d’Ansembourg enseigne la CNV depuis 1994. Pour cet artisan de

paix, héritier de Marshall Rosenberg et auteur de l’incontournable ouvrage Cessez d’être gentil, soyez vrai ! (1), “chacun de nous doit se laver le cœur”…

Inter∞médiés : comment êtes-vous passé du droit aux sciences humaines ?

Thomas d’Ansembourg : quand j’exerçais la profession d’avocat, je mettais beaucoup d’énergie à tenter de monter des solutions juridiques pour des enjeux qui étaient très largement des enjeux de connaissance de soi, d’intelligence émotionnelle, d’empathie pour soi et pour l’autre et donc de compréhension de la mécanique humaine et de l’analyse systémique.

Mes études d’avocat m’avaient formé sur la technique du droit, mais rien sur les relations humaines. Pas le moindre cours d’intelligence émotionnelle, alors que j’avais régulièrement affaire aux émotions dans tous leurs états : la colère, le dépit, la solitude, la rage, l’envie de se venger… Pas un seul cours d’écoute non plus. Or, s’il y a bien un métier où il s’agit de comprendre ce qu’il se passe chez l’autre, c’est celui d’avocat. J’étais surpris de la pauvreté de ma formation par rapport aux vrais enjeux. Il manquait vraiment une base, celle de la compréhension de l’humain avant de lui imposer un cadre de droit. Mon intention, en devenant avocat, était d’aider les gens à traverser les conflits de façon féconde. J’ai donc rangé ce métier dans la case alimentaire, en l’exerçant honnêtement, mais en cherchant parallèlement une autre activité. Pendant une bonne dizaine d’années, je me suis occupé bénévolement, sur mon temps libre, de jeunes de la rue baignant dans la violence. M’occuper d’humains me passionnait.

De quoi est constituée la violence ?

La violence extériorisée ou intériorisée est un manque de conscience, de discernement et de vocabulaire. Quand un individu n’identifie pas qu’il se sent triste, seul, déçu, découragé, défait, partagé, quand il n’identifie pas que ces sentiments inconfortables indiquent des besoins d’appartenance, de reconnaissance, de trouver sa place, de comprendre et d’être compris, d’amour, de sens, etc., quand il n’a ni le discernement ni la capacité à nommer ce qui se passe à l’intérieur de lui et à l’exprimer, ça bouillonne, ça bouillonne, ça bouillonne et puis… ça pète !

Il arrive même aux personnes équilibrées, éduquées et bien intentionnées de péter un câble parce que goutte après goutte, “leur vase déborde”. Le comble étant que nous attribuons la dernière goutte à l’autre : “Toi, tu es la goutte qui fait déborder mon vase !” Quelle démission hallucinante ! Qui est responsable de mon vase, l’autre ou moi-même ? C’est à moi d’avoir une écologie relationnelle avec cette première part d’humanité dont j’ai la charge. Je n’ai qu’à vider mon vase régulièrement, ce qui fait partie de la dimension d’intériorité. Tous les jours, je vérifie mon état intérieur.

Les jeunes enfants possèdent une empathie naturelle. Pourquoi la perdent-ils en grandissant ?

Les dernières recherches indiquent que les enfants sont empathiques par nature, mais ils trempent dans une éducation qui ne l’est pas. Cette dernière a pour effet d’atrophier petit à petit cette capacité d’empathie, ce qui amène assez vite les enfants dans des rapports de domination-soumission, d’agression-démission, de manipulation ou de séduction. Ils quittent l’empathie pour eux-mêmes et pour l’autre parce qu’ils n’en ont pas le modèle. Beaucoup d’enfants, quand ils sont en train de pleurer, s’entendent dire : “Arrête de pleurer, ce n’est pas si grave que ça !” ou quand ils sont en colère : “Tu n’as pas le droit d’être en colère, va dans ta chambre !” Leurs émotions ne sont pas entendues par leur entourage, ce qui les coupe de l’empathie pour l’être humain qu’ils sont. Comment voulez-vous avoir de l’empathie pour l’humain situé devant vous si vous n’en avez pas pour l’humain qui est à l’intérieur de vous ? L’empathie ne se décrète pas, elle se pratique, c’est un jardinage ! L’écoute empathique relève de l’hygiène relationnelle. On voit à quel point les citoyens prennent soin d’eux lorsqu’ils se trouvent confrontés à une épidémie virale, ils se lavent les mains et filtrent leur respiration en portant un masque. Nous sommes dans une situation de pandémie de violence relationnelle, qui demande que chacun se lave le cœur et filtre ses pensées et ses expressions.

Vous dites dans l’un de vos livres que “la paix, ça s’apprend, comme les maths et le foot, que ça ne tombe pas du ciel”(2). Comment l’apprend-on ?

La paix ne va pas arriver par hasard. Elle n’est pas un “truc de bisounours”, comme le croient souvent les médias ou nos hommes et femmes politiques. On sait faire la guerre depuis des millénaires parce que l’on s’y prépare, on s’y discipline et on s’y emploie. On la pratique et, petit à petit, malheureusement, on y acquiert des compétences. Pour la paix, c’est la même chose. Comme pour tout apprentissage, on doit s’entraîner. C’est une discipline sur nous-mêmes, sur la gestion de nos émotions et particulièrement sur notre alignement. La plupart du temps, nos frustrations viennent du fait que nous ne vivons pas ce que nous voulons vivre et nous en faisons payer le prix aux autres. Nous avons besoin d’apprendre à nous connaître. C’est pour cela que je parle “d’intériorité citoyenne”. Ma vie intérieure ne regarde pas que moi, elle conditionne ma capacité à être un citoyen qui, s’il s’est pacifié, devient pacifiant. Il apporte son discernement, son attention, sa patience, sa bienveillance, sa compréhension des mécanismes humains qu’il a longtemps étudiés en lui et qui lui servent pour mieux comprendre l’autre. C’est tout bénéfice. À l’inverse, un citoyen n’ayant pas travaillé sur lui présente hélas tous les risques de se retrouver piégé dans des rapports égotiques et parfois même narcissiques, menant au combat.

Outre la CNV qui se révèle très pertinente, de nombreux outils existent, comme le yoga, la sophrologie, l’analyse transactionnelle, la PNL [programmation neuro-linguistique, ndlr] dont on sait qu’ils ont fait leurs preuves. Ils ne sont hélas pas connus du grand public. Il faut dire aux gens : “Ne restez pas prostrés dans des comportements récurrents d’angoisse, de colères à répétition. Lâchez votre addiction à la confrontation.” J’ai constaté en exerçant le métier d’avocat que beaucoup de gens se sentent plus vivants dans la confrontation. Un bon combat génère de l’adrénaline. Mais est-ce comme ça que l’on souhaite vivre ? L’addiction à la brutalité se retrouve dans de nombreuses familles ou dans les couples, on se chamaille à répétition sans remettre ce schéma en question, c’est stupide !

Les bases de la communication sont-elles suffisamment enseignées à l’école ?

Pour le moment, il reste assez difficile d’expliquer et transmettre qu’à côté de l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul, un enfant a besoin de savoir qui il est, comment il se sent, ce que cela dit de lui, quels sont ses élans et ses talents, et comment les mettre joyeusement au service de la vie communautaire. Il a également besoin d’apprendre ce qui l’attriste, ce qui le rend seul ou impuissant, ce qui le met en rage, de comprendre, avant de faire payer sa colère ou son dépit aux autres. Apprendre à gérer l’humain que nous sommes est un enjeu de santé publique, voire de sécurité publique. Cela devrait faire partie de la scolarité avec des cours d’empathie, car si un individu connaît bien la propre mécanique de ses sentiments et besoins, il comprendra celle de l’autre.

Catherine Gueguen (3) et moi-même sommes marraine et parrain de l’association française Déclic CNV (4), qui réalise un travail magnifique de plaidoyer auprès de l’Éducation nationale pour faire connaître l’approche de la CNV. De nombreux inspecteurs de l’Éducation nationale réalisent combien l’éducation à la relation est fondamentale aujourd’hui. Ce n’est en rien un petit truc sympa, bisounours et accessoire, qui n’aurait trait qu’à la vie privée. Il s’agit là d’enjeux de vie sociale, de vivre-ensemble. Cette prise en compte n’est hélas pas aussi avancée que je le souhaiterais…

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