Jacqueline Morineau : “La vie peut vaincre la mort »

à 83 ans, Jacqueline Morineau est à la médiation ce que Bill Gates est à l’informatique. C’est elle qui, en 1982, a créé la médiation humaniste pénale et par la suite le CMFM (Centre de médiation et de formation à la médiation). Elle revient aujourd’hui sur son parcours. Une leçon de sagesse où se mêlent la mort, la lumière et la vie.

Je suis née de la mort. Mon frère est décédé à 11 ans d’une leucémie foudroyante. Mes parents ne voulaient qu’un seul enfant mais, après sa disparition, ils en ont désiré un autre. Je suis sagement venue au monde, deux ans jour pour jour après la mort de mon frère.

À l’âge de 22 ans, j’avais perdu toute ma famille. D’abord, ma mère lorsque j’avais 11 ans, puis mon père et mes grands-parents. À 18 ans, j’étais orpheline. Quatre ans plus tard, mon premier enfant était tué par un camion. On peut survivre à beaucoup de pertes, mais à celle d’un enfant… Que pouvais-je faire ? Mourir ? J’ai essayé, mais cela n’a pas marché. Quelque chose allait me sauver. Petite, mon père m’emmenait tous les dimanches au Louvre. Le mystère des sculptures grecques me parlait. C’est lui qui a donné un nouveau sens à ma vie. Les Grecs anciens parlent du “noûs”, une entité spirituelle, une intelligence, un guide de l’âme qui peut nous sauver lorsque nous sommes au fond du trou. Puisque mon vécu était insupportable, je me suis tournée vers cette spiritualité et j’ai bifurqué vers des études d’archéologie. C’est ainsi que dans un premier temps, je suis devenue chercheur au British Museum.

Robert Badinter souhaitait humaniser les décisions de justice

Je suis venue à la médiation par le plus grand des hasards. Après avoir vécu deux ans en Angleterre comme chercheur, je suis rentrée en France. J’ai alors fait la connaissance de Jacques Vérin, directeur de la recherche au ministère de la Justice, qui m’a introduite dans un petit groupe de réflexion sur la médiation… J’y suis allée par curiosité. Robert Badinter souhaitait humaniser les décisions de justice. Ce petit groupe était composé de magistrats et d’avocats. Moi, je n’évoluais pas dans cet univers, mais je sortais d’une expérience en Angleterre qui m’avait beaucoup touchée et qui nourrissait ma réflexion sur la médiation. Je venais de passer un an comme bénévole dans un centre d’accueil pour jeunes entre 18 et 30 ans qui sortaient de prison et ne savaient pas où aller. Cet environnement m’avait touchée, je m’étais très vite sentie chez moi. Dans un premier temps, j’ai effectué des tâches aussi simples que raccommoder leurs chaussettes, leurs boutons, parler avec eux… Puis, le directeur de l’établissement m’a proposé de remplacer le criminologue [psychologue spécialisé dans la criminalité, ndlr]. À l’époque, il n’y avait pas encore d’éducateurs. Nous étions trois : le directeur, le psy et moi. Cela a été l’année la plus formatrice de ma vie. À travers ces jeunes hommes, j’ai découvert la souffrance, la justice, le désespoir, l’espérance, la joie, l’amour et… le cri !

La médiation : un espace pour donner la parole au cri

Lorsqu’en 1983, Robert Badinter a donné son feu vert à une première expérience de médiation dans le cadre du pénal, j’étais la seule du groupe à disposer d’un peu de temps libre. C’est ainsi que, sans rien savoir de la médiation, je me suis retrouvée responsable de cette expérience. Je crois que ma force a été justement de ne rien savoir et d’avoir très présente en moi l’expérience de cette année passée avec ces jeunes. Nous avions décidé que la médiation pénale serait collective. Nous étions trois, mais mes pairs médiateurs n’avaient pas plus d’expérience que moi.

Dès le début, j’ai pourtant été confrontée à des cas de violence extrême : des personnes qui avaient essayé de s’entretuer verbalement ou physiquement. Que faire ? Dans un premier temps, leur donner la parole. J’ai été frappée par le fait que ces situations trouvaient une résonance dans la tragédie grecque : une mise en scène du conflit et de l’homme confronté à ses émotions et à ses actes.

Dès lors, la médiation est devenue la scène sur laquelle deux personnes allaient se confronter, chacune avec ses souffrances. Cette souffrance s’exprimait à travers un cri. La médiation est donc devenue un espace pour donner la parole au cri. Et j’ai très vite compris que la violence était le fruit de la souffrance. La médiation s’est ainsi construite de manière complètement organique. Donner la parole à la souffrance pour pouvoir, à travers les faits de violence, dépasser ce vécu et ouvrir un nouveau chemin. J’ai organisé la médiation à la manière de la tragédie, selon un processus ritualisé en trois temps : la theoria, temps d’expression, d’écoute et d’échange ; la crisis, temps de la confrontation, de la reconnaissance de la souffrance et enfin la catharsis, temps de la prise de conscience qui permet le dépassement de soi et la construction de solutions. Le médiateur – comme le faisait autrefois le chœur dans la tragédie grecque – développe ses propres outils : le miroir (il reçoit et réfléchit les émotions), le silence (qui crée un espace vide pour accueillir) et l’humilité, une absence de jugement.

La création du CMFM

Par la suite, pour répondre aux besoins des médiants, il a fallu créer une formation à la médiation. On m’a confié cette charge. Sans formation, la médiation est dangereuse. Les médiateurs qui se forment doivent eux-mêmes rencontrer leur propre cri et s’y confronter, sinon ils ne peuvent pas rencontrer celui des autres. Nous avons donc créé une structure de formation à la médiation appelée le CMFM (Centre de médiation et de formation à la médiation) qui existe toujours aujourd’hui. Ses formations sont accessibles à tout le monde. Nul besoin d’avoir un diplôme pour y accéder. Pour devenir médiateur au pénal ou au civil, on doit effectuer par an dix rencontres de deux jours. Dès la cinquième rencontre, on demande à l’élève de participer à de vraies médiations. La médiation étant menée par trois médiateurs, le médiateur stagiaire est accompagné de deux médiateurs expérimentés. Trop de diplômes universitaires n’associent pas l’expérience pratique à la théorie, nous avons évité cet écueil.

La médiation peut aussi naître d’une éducation personnelle. Un simple stage de deux jours peut ouvrir de nouveaux champs d’intervention. J’ai le souvenir d’un proviseur formé à la médiation qui avait été muté dans un établissement très chaud de la banlieue parisienne, en Seine-Saint-Denis. À son arrivée, la police était là tous les jours mais, en trois ans, il a complètement transformé ce lieu. La médiation humaniste peut s’adapter à tous les cadres. Même celui de la guerre, je peux en témoigner personnellement. En 1994, durant celle des Balkans, entre la Serbie et le Kosovo, j’intervenais au Conseil de l’Europe avec des programmes d’éducation à la médiation humaniste pour les jeunes. J’organisais des rencontres entre les Kosovars et les Bosniaques. C’était incroyable de constater qu’à l’issue de ces rencontres d’une semaine, ceux qui voulaient s’entretuer changeaient complètement d’état d’esprit ! Le Serbe qui a perdu son frère et dont le village est détruit ressent la même souffrance que le Kosovar qui a lui aussi perdu un frère et dont le village est également détruit. Ils ont ainsi compris que ce qu’ils devaient chercher à faire ensemble, c’était la paix, pas la guerre. Même au cœur de tels conflits, il y a, grâce à la médiation humaniste, possibilité d’amener à cette prise de conscience.

La médiation humaniste peut-elle sauver le monde ? Je ne sais pas, mais elle peut aider chacun à se sauver soi-même, ce qui est déjà beaucoup. On oublie qu’il est toujours possible de retrouver la lumière dans les ténèbres. C’est mon histoire : la vie peut vaincre la mort.

Texte et photos : Laetitia CHAVET

La Ferme de la paix : quand terre et médiation se côtoient…

À Binanville, petit village de la campagne yvelinoise, Jacqueline Morineau et son fils Nicolas Humphris ont choisi d’unir leurs passions, la médiation humaniste et le travail de la terre, pour créer la Ferme de la paix. “Le lien avec la nature et l’expérience de la médiation permet à nos hôtes de renouer avec l’essentiel, explique Nicolas. C’est une ferme : on y cultive des légumes et des fruits bio, on y fait du pain au feu de bois, des tâches proches de la nature, des choses simples qui nous font du bien.” Dans cet espace ouvert à tous, l’accueil est offert sur de courtes périodes, avec une caisse collective pour les courses. Celles et ceux qui souhaitent rester plus longtemps peuvent louer un gîte. En parallèle, Jacqueline offre la possibilité de s’initier à la médiation humaniste. “Ce n’est pas suffisant de travailler la terre, estime-t-elle. Il est important que les hommes entre eux aient une vraie relation. La médiation humaniste, c’est cet apprentissage : découvrir que nous pouvons travailler et vivre ensemble, pas comme des étrangers. Nous proposons des temps de réflexion consacrés à la relation à l’autre et à soi-même. La dynamique de paix entre l’homme et la nature et entre l’homme et ses pairs passe d’abord par la recherche d’une paix individuelle.”  

Texte et photos : L.C.

Infos : http://heurteloup.net

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