Cauchemar en cuisine par Sylvia Israel
par Parole de Médiateurs · 22 mars 2021
Rétablissement du lien relationnel et résolution des conflits dans Cauchemar en cuisine
Dans l’émission Cauchemar en cuisine diffusée sur M6, le célèbre chef Philippe Etchebest vient en aide à des restaurateurs en perdition, dont les difficultés s’expliquent par des erreurs stratégiques mais également par des problèmes relationnels et des conflits interpersonnels au sein des équipes, qui conduisent ces restaurateurs à « baisser les bras ». L’approche peu académique du Chef est bien plus proche des conceptions et processus de médiation qu’il n’y paraît. Surtout, elle démocratise auprès du grand public des notions que les médiateurs portent depuis longtemps dans la société, et pourrait même donner quelques idées.
Adaptation d’un programme britannique intitulé Kitchen Nightmares animé par le chef Gordon Ramsay, Cauchemar en cuisine met en scène le chef étoilé et Meilleur Ouvrier de France Philippe Etchebest parcourant l’hexagone pour intervenir auprès de restaurateurs souvent au bord de la faillite, à la recherche de solutions pour redresser leur affaire.
Son rôle, a priori, est celui d’un « sachant », fortement légitime sur le fond grâce à son parcours, et suffisamment charismatique par sa carrure de rugbyman et sa personnalité pour en imposer à des participants parfois récalcitrants. Pourtant, ce qui frappe le médiateur, c’est la place donnée dans ce programme à la dimension humaine et aux relations interpersonnelles, dans une démarche volontariste de résolution des conflits ‒ même s’il n’est pas question formellement de médiation.
La recherche de la cause relationnelle derrière la situation
Quiconque a déjà « zappé » sur Cauchemar en cuisine garde l’image d’un chef poussant une série de « gueulantes » homériques contre des restaurateurs tétanisés, avec lesquels on serait tenté de compatir si la fureur dudit chef n’était pas aussi justifiée – non-respect de règles sanitaires élémentaires, ingrédients en boîte, serveurs mal embouchés, décoration de maison close, etc.
Il faut néanmoins persévérer, au-delà de la montée en tension au milieu des couteaux de cuisine, pour atteindre la phase de « redressement » de la situation où il sera question de comprendre pourquoi on en est là, afin de remettre le restaurant sur les rails.
Dans cette deuxième phase, la démarche de Philippe Etchebest repose sur un postulat classique pour le médiateur : l’aspect technique est important et constitue le diagnostic qui explique la difficulté, mais le problème de fond à traiter est humain et relationnel, ce qu’il résume ainsi lors d’un épisode : « ce n’est pas qu’une histoire de cuisine tout ça ».
Souvent, les membres de l’équipe du restaurant ne se parlent plus, se rejettent la faute, et ont sombré dans le découragement, de sorte que personne n’est plus capable de se remettre en question et de trouver comment sortir de la spirale. La situation est d’autant plus grave que régulièrement des liens familiaux existent entre eux.
Il faut donc rétablir le dialogue et recréer le lien relationnel, ce qui passe par un travail sur les origines du malaise, parfois très éloigné du restaurant.
Ainsi, dans un épisode, il apparaît qu’un accident de la route survenu 15 ans plus tôt a causé un important traumatisme dans la relation entre une jeune femme et ses deux sœurs cadettes jumelles, qui travaillent pourtant ensemble au restaurant et n’en parlent jamais. Dans un autre épisode, la gérante et sa fille avaient inversé leurs rôles dans le restaurant, la fille ayant autorité sur sa mère, en écho avec leur histoire familiale.
Il est ainsi régulièrement question de non-dits, évènements ou personnes clés hors-champ, qui permettent de comprendre la situation, et ce, sans peur d’entrer dans le fond du problème et des émotions des protagonistes.
À l’instar de l’« iceberg » de Béatrice Blohorn-Brenneur[1], qui distingue l’objet du litige en justice et le conflit sous-jacent, on plonge au cours de l’émission dans des niveaux de plus en plus profonds :
Plusieurs autres points de « parenté » existent avec la démarche de médiation :
- La participation volontaire, sur inscription (bien que parfois l’entourage soit à l’initiative). Le restaurateur pourrait arrêter, et le Chef également, ce qui est déjà arrivé.
- La recherche de neutralité chez le tiers intervenant : Philippe Etchebest indique qu’il ne veut pas connaître les participants ou leur histoire avant son arrivée et ne prend pas parti pour l’un ou l’autre (même s’il révèle à chacun ses responsabilités).
- Le fait que les participants recherchent eux-mêmes leurs solutions. Dans un épisode, la phase d’observation préalable est expliquée ainsi : « J’ai besoin d’avoir cette matière pour essayer de trouver une accroche qui me permettra de vous faire trouver des solutions».
Par exemple, dans l’épisode des trois sœurs, la solution vient de la sœur aînée qui propose de laisser la cuisine et la salle à ses cadettes et de ne garder que la comptabilité, ce qui n’était pas évident au départ.
- L’alternance de phases d’apartés et de séances plénières, l’écoute active et le questionnement, mais aussi le silence voire l’absence, pour laisser les participants se parler directement.
- Le point de bascule, qui intervient généralement comme climax de l’émission, quand chacun prend conscience de ses propres besoins et de la vision de l’autre.
La roue d’Etchebest
Le processus structuré de médiation en phases a été théorisé par Thomas Fiutak sous une forme surnommée « Roue de Fiutak » qui sert de repère dans l’avancée des opérations[2] :
Dans Cauchemar en cuisine, le processus est aussi très structuré, et épouse pour partie ces étapes :
Jours 1 et 2 : Phase de « Quoi » par plusieurs moyens. Tout d’abord le Chef constate lui-même la situation en position de client, puis en observateur lorsqu’il remplit le restaurant pour révéler les difficultés en situation tendue (un participant appréhende ce test : « je pense qu’on va se faire remuer l’oignon »), enfin dans une dynamique plus proche de la médiation lorsqu’il interroge chaque membre de l’équipe sur la situation concrète.
Jour 3 : Phase de « Pourquoi » au cours de laquelle se succèdent une série d’apartés (également avec l’appui d’un autre « sachant », conseiller en gestion) et de séances plénières, ainsi que des exercices concrets et des mises en situation qui mènent à la prise de conscience du point de vue de l’autre.
Jour 4 : Phase de « Et si ? » où les participants sont dans une dynamique favorable à la recherche théorique de solutions telles que changements de carte, cours de cuisine, changements de comportement, réassignation des rôles etc. Le conseiller technique revient au centre du jeu pour les aider à mettre en place les solutions adaptées au secteur (ex. faire une recette pour la carte) et refaire la décoration façon « bonne fée ».
Jour 5 : Phase de « Comment » par une expérimentation coachée au cours de laquelle les nouvelles résolutions sont mises en pratique pour la première fois en conditions réelles.
Le positionnement original du Chef tient à ses deux « casquettes » successives :
- Le « sachant redresseur de torts » qui doit poser le diagnostic en amont et provoquer un électrochoc : il va réaliser un état des lieux froid, objectif et sans concession. Dans cette configuration, il garde une certaine distance (gare à celui qui l’appellerait « Philippe » ou ‒ qu’à Dieu ne plaise ! ‒ le tutoierait). Presque toujours debout, souvent bras croisés, il pose des questions fermées, ne mâche pas ses mots, en position « parent/enfant » en termes d’analyse transactionnelle, même lorsqu’il évalue parfois positivement. Le Chef, lucide : « Je sens déjà qu’ils me détestent… mais c’est pour leur bien ».
- Le « coach facilitateur du dialogue » qui va redresser la situation une fois que les participants ont pris conscience qu’il fallait agir: empathique, beaucoup plus doux, il s’assoit avec les participants, leur pose des questions ouvertes, il peut se montrer tactile voire tendre, il peut lui arriver de pleurer, il se met en retrait et laisse de l’espace aux participants entre eux, favorisant une relation « adulte/adulte ».
En fin de processus, le sachant et le coach fusionnent en un conseiller technique plutôt bienveillant, « adulte/adulte », même lorsqu’il donne un cours de cuisine, car le plat doit avoir été fait par le participant.
Des messages pour le grand public qui pourraient aider la médiation
Certes, cette émission ne montre pas une véritable médiation, mais elle met en valeur auprès du grand public des messages essentiels pour l’intégration à la culture française de la médiation et plus généralement des processus de résolution des conflits :
- On peut trouver une issue à une difficulté et à des conflits sans trancher, sans chercher qui a raison ou tort, sans juge ni arbitre, et c’est encore plus vrai lorsqu’on doit continuer à vivre et/ou travailler ensemble.
- Placer l’humain au centre de la résolution d’un problème n’est pas une faiblesse, et même un chef étoilé et patron exigeant peut entrer dans des considérations émotionnelles sans perdre en efficacité, au contraire.
- Conflits personnels, familiaux et professionnels sont imbriqués : derrière une situation peut exister un « nœud » très ancien qui doit être traité si on veut un assainissement durable et pérenne.
- Le professionnalisme n’est pas une valeur abstraite, elle est aussi liée à la motivation, à la relation entre les gens et à la situation extérieure.
- Parfois un simple espace de parole peut permettre de débloquer des situations.
- Traiter vraiment le conflit en se parlant permet de se libérer d’un poids et de retrouver du plaisir pour aller de l’avant.
Des sources d’inspiration pour la pratique de la médiation ?
Plusieurs outils de l’émission sont intéressants pour une pratique classique de médiation.
Tout d’abord, l’utilisation de la vidéo pour faciliter le dialogue en phase de « quoi » et de « pourquoi ». À plusieurs reprises en aparté ou en séance plénière, les participants sont amenés à regarder des vidéos de l’autre partie ou de tiers impliqués qui y expriment les difficultés plus facilement que « en face ».
Ensuite, le choix de l’action au service du dialogue et de la prise de conscience, en complément du verbe. Les participants sont invités à prendre part à trois types d’exercices :
- Des exercices de prise de conscience comme un match de football au cours duquel des participants s’aperçoivent qu’ils ne communiquent plus et ne peuvent pas jouer ensemble, comme au restaurant, ou encore un exercice où les participantes doivent porter des poids symbolisant les diverses charges que chacune laisse peser sur l’autre.
- Des exercices de rétablissement du lien interpersonnel, comme la pratique d’un loisir commun ou une nuit dans un hôtel de luxe pour un couple qui n’avait plus le temps de se retrouver.
- Des exercices pour reprendre confiance en soi et en l’équipe comme de la conduite d’urgence, un parcours du combattant ou un labyrinthe à affronter seule pour une participante qui manquait d’autonomie.
Mais surtout, c’est l’association du sachant objectif qui crée l’électrochoc, du coach et du médiateur qui est intéressante et pourrait s’appliquer dans des contextes où les intéressés sont liés par une culture commune et des principes incontournables mais perdus de vue.
Si le médiateur peut difficilement garder sa position en exerçant ces trois rôles simultanément (un sujet éternel pour les médiateurs qui sont aussi spécialistes dans le domaine d’intervention), dans certains conflits, ces approches complémentaires peuvent être mises en œuvre par exemple par des personnes différentes, en équipe.
Depuis 2011, Cauchemar en cuisine aurait permis à 70 % des restaurants participants de redresser la barre, sans doute grâce à un travail sur eux-mêmes qui dépasse la version « télégénique ».
Quant au succès de cette émission auprès du public, il s’explique certainement pour partie par son côté psychologique. À moins que ce soit la catharsis, justement, de voir quelqu’un d’autre se prendre un savon du style : « … et vous ne vous êtes pas dit, à un moment donné, il va venir ici et il va m’en mettre une ?!».
Par Sylvia Israel
Sylvia Israel est médiatrice diplômée de l’IFOMENE. Ancienne avocate, juriste dans le secteur public, elle s’intéresse particulièrement aux méthodes de créativité et d’innovation en médiation.
*Un épisode pour se faire une idée ? « Saint Quentin », « Sénas », « Marseille » ou « Bléré » sont assez représentatifs de la démarche.
[1] B. Blohorn-Brenneur, La médiation pour tous, Médias & médiations, 2013, préface de Jacques Salzer
[2] T. Fiutak, avec Gabrielle Planès et Yvette Colin, Le médiateur dans l’arène, réflexion sur l’art de la médiation, éditions Erès 2012 (2011 pour la 1ère édition), Préface de Jacques Salzer
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