Pour une dialectique de l’optimisme

Harcèlement, discriminations, stress, burn out, pénibilité, souffrance au travail, agressions sexuelles : c’est en négatif que le positif s’annonce, s’énonce et se dénonce ! Car ces dénonciations affirment un optimisme : elles disent que le mal-vivre au travail comme dans la vie sociale et interpersonnelle, ce n’est ni un fait de nature, ni une fatalité, ni une nécessité structurelle.

Nommer le mal marque le début de son recul. Avortement, viol, pédophilie, inceste : lever un tabou prélude à un meilleur respect de tous les droits humains. Le bien-être n’est pas un état, mais une conquête. Nous participons dans la vie civique, associative et comme médiateurs à la dynamique de ce combat non violent et positif. Or “combat”, pour un dialecticien, signifie création : c’est le signe de ce qui lutte pour exister et s’épanouir. Heureux le moment où une institution commence à souffrir de la souffrance de ses membres. Car la reconnaissance doit précéder la connaissance, et la vie le mieux-vivre. Mais de quelle vie voulons-nous donc le mieux-vivre ? De quel être cherchons-nous le bien-être ?

Sans créativité, toute relation met notre humanité en péril

Chacune, chacun d’entre nous est un être “extra-ordinaire”… comme tout le monde ! Mais que devient cette richesse humaine dans l’actuelle mondialisation des individualismes ? Singularité sans solidarité est solitude. Comment rassembler les hommes pluriels ? Comment les maintenir en harmonie, ou au moins en cohérence ?

Le travail ? C’est se réaliser en réalisant, et non “tuer son âme huit heures par jour”. (1) Et quelque chose me dit que cela est sans doute vrai de bien des relations humaines : dans la relation à l’autre, à tout autre, je ne peux vouloir un amoindrissement de mon être ni un appauvrissement de mon bien-être.

Nous savons tous l’arithmétique du cœur qui enrichit celle de la raison dans une relation saine et fructueuse : 1 + 1 = plus que 2 ! Ni fusion (1+1=1) ni dévoration de l’un par l’autre (1+1= 0 pour l’un des deux). C’est peut-être cela, une humanité augmentée.

Car un être humain, depuis toujours et à jamais, ce sont quelques très fragiles et très résistantes dizaines de kilos, quelques fragiles et précieuses dizaines d’années de vie, et des tonnes de capacité d’amour et de souffrance, de désirs et d’angoisse.

Aussi, emprunterai-je ma première conclusion aux “Cinq leçons” de Freud (2) : “Notre civilisation, qui prétend à une autre culture, rend en réalité la vie trop difficile à la plupart des individus… Notre idéal de civilisation n’exige pas qu’on renonce à la satisfaction de l’individu…

Rappelez-vous l’histoire du cheval de Schilda. Les habitants de cette petite ville possédaient un cheval dont la force faisait leur admiration. Malheureusement, l’entretien de la bête coûtait fort cher ; on résolut donc, pour l’habituer à se passer de nourriture, de diminuer chaque jour d’un grain sa ration d’avoine. Ainsi fut fait ; mais, lorsque le dernier grain fut supprimé, le cheval était mort. Les gens de Schilda ne surent jamais pourquoi. 

Quant à moi, j’incline à croire qu’il est mort de faim, et qu’aucune bête n’est capable de travailler si on ne lui fournit sa ration d’avoine.” 

Le dépassement des demi-médiations pessimistes

Nous savons que les médiateurs se sont formés sur fond de conflit, sur fond de vengeance personnelle ou de violence institutionnelle : le contentieux, le procès. Leurs médiations sont ainsi discrètement empreintes de la violence qu’elles voudraient surmonter : la catharsis, la confrontation des antagonismes d’une première étape à la Fiutak empruntent au répertoire sombre de la tragédie et de l’affrontement.

Il est significatif que nous parlions si volontiers de “communication non-violente”. Comme si la communication était d’abord violente, et qu’il fallait ensuite en ôter le venin. La communication serait-elle une bombe à déminer ? Pourquoi ne parlons-nous pas de “communication pacifique” ?

Il est peut-être dangereux de considérer la divergence comme un état premier et normatif. C’est déjà penser que les différences sont des divergences ou des sources de divergences, et non des complémentarités positives.

Communiquer ? Et si c’était partir de ce que nous avons en commun pour en élargir le cercle ? On ne peut partir des ténèbres pour dissiper l’obscurité. Ce sont “les Lumières” qui la dissipent. En 1791, avant deux siècles d’éclipse de la médiation en France, la première constitution révolutionnaire, issue des philosophies des Lumières, privilégiait la confiance dans la compétence des humains à retrouver en eux et entre eux une communauté de condition et d’intérêt : “CHAPITRE V – DU POUVOIR JUDICIAIRE.  Article 6. – Les tribunaux ordinaires ne peuvent recevoir aucune action au civil, sans qu’il leur soit justifié que les parties ont comparu, ou que le demandeur a cité sa partie adverse devant des médiateurs pour parvenir à une conciliation.”

Le conflit avec soi : la moitié oubliée et précieuse de la médiation

Le conflit avec l’autre nous masque le conflit avec soi. Or, si nous sommes soucieux de bien-être, a fortiori de bonheur, nous ne saurions nous contenter d’avoir aidé à pacifier le conflit entre les acteurs. Certes, cela apporte un bénéfice à la société, mais les personnes en sortent-elles plus heureuses ? Car le conflit a parfois été une cause, et il est toujours une conséquence du conflit avec l’autre.

La personne qui divorce n’a pas seulement besoin de la paix avec l’autre. Au moment de l’accord, elle se demande : “Au fond, suis-je fait pour la vie à deux ? Comment ai-je pu y croire ? Si demain, je rencontre quelqu’un qui me plaît, ne vais-je pas encore me tromper, être trompé ?”

Idem pour le salarié ou l’associé qui se met à son compte : “Je préfère être seul que mal accompagné. Je me mets à mon compte. Je ne suis pas fait pour ça. Je ne sais pas faire avec. Je n’ai plus confiance.”

Quand nous parlons d’empowerment, allons jusqu’au bout de la traduction : non pas seulement “C’est ton affaire ! Tu as la libre disposition de tes droits ! Prends tes responsabilités ! Redeviens le sujet des situations que tu vis !” Voilà qui est déjà fort bien. Mais, en termes de bien-être, de mieux-être, de goût du bonheur, que diriez-vous, chers collègues médiateurs, de travailler à accompagner les retrouvailles avec soi de la personne qui sort du conflit, les retrouvailles avec sa liberté, les retrouvailles avec son potentiel et ses potentialités ?

Dans ses “techniques d’impact” (3), Carole Friedrich évoque l’utilisation en médiation d’un billet tout neuf de 20 €. Elle demande à la personne quelle en est la valeur ? Vingt euros bien sûr. Puis, elle le froisse jusqu’à en faire une boulette de papier. Et elle demande à la personne ce qu’il vaut désormais : toujours vingt euros, n’est-ce pas ! Le conflit avec l’autre a menacé votre estime de vous, l’a contestée et altérée. Mais avant même que je ne vous aide à la défroisser, votre valeur personnelle est intacte.

En somme, la médiation centrée sur le bien-être vise à accompagner la restauration de la confiance en soi des personnes au-delà du conflit.

Stephen Bensimon

Stephen Bensimon est directeur de l’Institut de formation à la médiation et à la négociation (Ifomene- ICP), médiateur, professeur affilié Sciences Po Paris Executive Education, expert Apm et… philosophe.

(1) “La condition ouvrière”, Simone Weil, 1951.

(2) “Cinq leçons sur la psychanalyse”, Sigmund Freud, 1910.

(3) “Audace et créativité en médiation – Les techniques d’impact appliquées”, Carole Friedrich, éd. Médias & Médiations, 2020.

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