Le triangle dramatique de Karpman

Comment sortir des pièges de l’altruisme.

A l’heure où les relations se distancient et les conflits se multiplient, il semble nécessaire de faire un point sur le rôle que peut avoir chacun dans un jeu psychologique complexe et potentiellement destructeur. Intermédiés met en lumière le Triangle Dramatique de Karpman.

D’aucuns, déplorant l’individualisme et l’égoïsme ambiants, s’imaginent que le monde irait mieux si chacun faisait preuve d’un peu plus de sollicitude, de souci de l’autre, d’altruisme voire de générosité. Pour autant, le don de soi n’est pas toujours récompensé. Il suffit, pour s’en convaincre, de se remémorer Ariane abandonnée sur l’île de Naxos par Thésée qu’elle avait sauvé du Minotaure, ou ces mères délaissées par leurs enfants chéris, voire ces salariés acculés à démissionner après avoir tout sacrifié pour l’entreprise… L’assistance à autrui n’est pas toujours bénéfique et peut même cristalliser ou aggraver une situation tout en se retournant contre son auteur. Ainsi, qui n’a pas été un jour interpellé par une altercation entre deux voisins, collègues ou amis, et s’est retrouvé pris au piège d’un conflit qui ne le concernait pas ? En voulant pacifier une relation dysfonctionnelle, qui ne s’est pas retrouvé tout à la fois Sauveur encensé par l’un, Persécuteur critiqué par l’autre, voire Victime d’un conflit que l’on pensait précisément éviter ?

Les figures du triangle

Ces trois figures Sauveur, Victime et Persécuteur dessinent le Triangle Dramatique de Karpman (TDK) dans lequel nous pouvons jouer alternativement les 3 rôles, selon trois niveaux d’intensité : les jeux socialement acceptables pour joueurs occasionnels, socialement embarrassants pour joueurs professionnels, et, destructeurs pour joueurs toxiques.

Un jeu de triangle commence toujours par une invitation irrésistible à jouer à partir de l’un des trois rôles :

  • Sauveur: qui peut ne pas venir en aide à une pauvre victime ?
  • Victime: qui peut refuser de l’aide gratuite ?
  • Persécuteur: qui peut résister aux critiques sans réagir ?

Pour devenir Victime, il suffit de confondre l’incapacité et l’irresponsabilité avec la vulnérabilité, se croire impuissant, se plaindre sans formuler de demande claire, considérer que c’est aux autres de faire à notre place tout en mettant en échec leur aide éventuelle : « Pauvre de moi… Je ne vais jamais y arriver… Essaye un peu si tu peux… ».

Pour devenir Persécuteur, il suffit de confondre agressivité avec puissance et se croire meilleur que les autres, juger, critiquer, blâmer, ordonner, interdire, menacer, agresser, humilier et exiger d’être respecté dans ses prérogatives : « J’ai droit à… ! C’est à cause de vous que… ! ».

Pour devenir Sauveur, il suffit de confondre sauver et aider, se croire tout-puissant, offrir son aide sans y avoir été invité(e) ou sans avoir réellement les moyens de le faire, infantiliser en faisant à la place des autres et être en manque de reconnaissance : « J’essaye seulement de t’aider ! ».

En réalité, « la Victime n’est pas aussi impuissante qu’elle le croit, le Sauveur n’aide pas vraiment, et le Persécuteur n’a pas de critique valide »[i].

En effet, la Victime n’a aucun intérêt à ce que le Sauveur la sauve car elle perdrait alors le statut de Victime et serait obligée de se responsabiliser ; elle va donc tout faire pour mettre en échec le Sauveur (comme l’illustre à merveille le film « Oui, mais ») en lui demandant toujours plus et en ne reconnaissant jamais ses efforts : « Aidez-moi mais je ne vous laisserai pas m’aider »[ii]. Acculé, épuisé, le Sauveur peut se plaindre d’avoir trop donné et se déclarer Victime d’un échange inégal : « Après tout ce que j’ai fait pour toi ! » s’exclame-t-il. Et la Victime, se retournant contre son Sauveur, aura beau jeu de lui rétorquer avec un petit air de Persécuteur : « Je ne t’ai rien demandé ; si tu n’es pas capable de m’aider, ce n’est pas de ma faute ! ».

Eviter le triangle

Comment se prémunir d’un tel drame ? Il peut être précieux de regarder du côté des règles déontologiques de la Médiation, lesquelles constituent autant de garde-fous pour éviter au Médiateur de tomber dans une des trois postures du TDK :

  • La neutralité le préserve de proposer la moindre solution à l’instar du Sauveur;
  • L’impartialité le préserve de formuler la moindre évaluation à l’instar du Persécuteur;
  • L’indépendance le préserve de se mêler d’un conflit dans lequel il est peu ou prou impliqué par des liens personnels ou professionnels, liens qui l’acculeraient in fine à en pâtir à l’instar d’une Victime.

Si le Médiateur peut se référer à un cadre déontologique qui garantisse sa posture de Tiers, que pouvons-nous tous faire au quotidien pour aider notre prochain sans pour autant tomber dans la posture de Sauveur et passer, de manière dramatique, aux deux autres rôles de Victime et Persécuteur ?

Pour celui qui souhaite éviter de finir crucifié en tombant dans la posture de Sauveur, il peut être utile de se poser les 8 questions[iii] suivantes qui constituent autant de points de vigilance :

    1. M’a-t-on clairement demandé de l’aide ?
    2. Si oui, est-ce de ma responsabilité de répondre à cette demande ?
    3. Est-ce que j’ai les compétences pour le faire ?
    4. Est-ce que je suis en charge de moins de 50% du travail à effectuer (sans me sacrifier) ?
    5. Est-ce que j’accepte de me faire aider (chacun prend-il sa part de l’effort) ?
    6. Est-ce que je sais dire « non » posément, marquer mes limites, plutôt que de dire « oui » et ne pas le faire, le bâcler ou en faire porter le poids aux autres ?
    7. Est-ce que je prends en compte également mes propres besoins ?
    8. Est-ce que j’ai réellement envie d’offrir mon aide, et ce quel qu’en soit le résultat tout en ne mettant pas l’autre en dette ?

Plus la réponse à ces questions sera négative, plus il y aura un risque pour tout un chacun à rentrer dans le TDK par la porte du Sauveur.

« Un outil de compréhension des mécanismes du conflit »

Force est de reconnaître qu’il ne suffit pas de vouloir sauver le Monde pour construire la Paix, bien au contraire. A cet égard, le Triangle Dramatique de Karpman offre un « outil d’observation et de compréhension des mécanismes du conflit »[iv] d’autant plus pertinent qu’il constitue un modèle à part entière tenant compte de la complexité humaine ‑ puisqu’il y a toujours « trois versions pour chaque histoire »[v]. De surcroît, il permet de comprendre pourquoi, avec la meilleure volonté du monde, nous pouvons échouer à résoudre certains problèmes tout en ayant la conviction d’avoir fait de notre mieux.

E=MC2 des conflits, le TDK ne concerne pas que les protagonistes mais aussi celles qui pensent être Tiers au conflit et facilitatrices de sa résolution amiable. Si la déontologie vise précisément à préserver le Médiateur des postures de Sauveur, Victime et Persécuteur, la meilleure façon d’éviter d’entrer dans des boucles conflictuelles interminables, c’est encore de repérer les signaux précurseurs d’une amorce de jeu psychologique, comprendre ce qui est en train de se jouer et « stopper net un engrenage négatif »[vi].

Le TDK constitue donc une clef majeure pour participer ‑ en conscience ‑ à la Paix autour de soi tout en déjouant les pièges relationnels et en évitant de faire « l’expérience de ce brusque renversement (aussi imprévu qu’imprévisible) d’une tentative de solution en son contraire – c’est-à-dire en plus du même problème »[vii].

Par Catherine Emmanuel

[i] S. KARPMAN, Le Triangle dramatique, InterEditions, 2017, p. 14

[ii] P. WATZLAWICK avec J. HELMICK BEAVIN et D. D. JACKSON, Une logique de la communication, Seuil, 1972, p. 251

[iii] Je m’inspire de l’ouvrage de S. KARPMAN, sans m’y réduire

[iv] P. AGNESE & J. LEFEUVRE, Déjouer les pièges de la mauvaise foi et de la manipulation, InterEditions, 2016, p. 219

[v] S. KARPMAN, ibidem, p. 9

[vi] P. AGNESE & J. LEFEUVRE, ibidem

[vii] P. WATZLAWICK, Comment réussir à échouer. Trouver l’ultrasolution, Seuil, 1988, p. 27

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