Aux sources des émotions

Qui n’a pas déjà connu cette situation ? Un geste maladroit laisse échapper un verre ou une tasse de notre main. Au mieux, le récipient est presque vide et son contenu tombe sur la table sans nappe dans notre jardin. Au pire, le récipient est plein, le vin ou le café (chaud) se répandent sur une belle nappe dans le salon d’un hôte qui nous reçoit en grandes pompes. Événement banal, mais situation d’analyse formidable pour le sujet qui nous préoccupe… Passons les deux scènes au ralenti.

Scène 1

Je suis dans mon jardin, il fait beau et je bois une tasse de café, assise sur une chaise en bois. La tasse est presque vide, le café était très bon, mes sens sont en éveil : je sens le soleil sur mes bras et mon visage, le parfum du printemps flatte mes narines, le gazouillis des oiseaux remplit mes oreilles et les couleurs éclatantes des fleurs enchantent mes yeux. Toutes ces sensations provoquent en moi un sentiment de bonheur et une émotion de joie. Je suis heureuse de vivre ce bon moment de détente. En fermant les yeux, je pose la tasse sur la table. Elle se renverse et ce qu’il restait de café à l’intérieur se répand. Je peste : “Flute !” et m’en vais chercher une éponge, contente d’avoir bu mon café avant cette maladresse, en pensant avoir eu de la chance que ça m’arrive dans mon propre jardin.

Scène 2

Nous sommes invités chez un couple d’amis dans le cadre d’un dîner qui réunit quelques personnes haut placées. Une formidable occasion d’élargir notre réseau et de faire connaissance avec Monsieur X et Madame Y que nous souhaitions rencontrer depuis longtemps.

Délicieux repas, vins extraordinaires, conversations intelligentes… Les papilles gustatives sont en éveil et émerveillées, notre ego est rempli de satisfaction et gonflé de fierté de faire partie de cette compagnie selecte quand… Patatras ! Je ne sais pas comment, d’un geste maladroit, je renverse mon verre de vin tout juste rempli d’un Château Cheval Blanc 2016 sur la magnifique nappe damassée, héritage de la grand-mère de Madame ! D’un instant à l’autre, les sensations de plaisir et les sentiments de fierté s’envolent comme une nuée de pigeons  pour laisser place à une cohorte d’émotions désagréables : peur du regard des autres, honte d’avoir souillé la nappe (vite, cherchez du sel !), colère envers moi d’avoir été si maladroite, irritation d’avoir – en tout cas pour moi – gâché la soirée et tristesse confuse car le futur souvenir de ce moment sera amer !

La genèse des émotions et l’art de les maîtriser

Les interactions entre sensation, perception, sentiment et émotions apparaissent évidentes. Nos cinq sens – sentir (sur la peau), sentir (par les narines) voir, entendre, goûter – sont constamment en alerte. Ils informent notre cerveau de ce qu’il se passe dans notre environnement et sont à l’origine des multiples réactions physiques qui doivent être apportées par notre corps pour survivre. N’oublions pas que nous sommes le résultat d’une très longue évolution. Tout notre organisme est une immense usine de précision, en constante interaction et dont le contrôle – que cela nous plaise ou non – nous échappe en grande partie. Les avancées considérables des neurosciences nous éclairent sur cette complexité et mettent à jour des parcelles de ce fonctionnement.

Mais ces interactions ne fonctionnent pas à sens unique : le souvenir suffit pour générer des émotions, sans que les cinq sens entrent en jeu. La condition est d’avoir vécu ou assisté (ne serait-ce qu’en lisant ou en regardant un film) à une situation de ce genre au moins une fois. Ce qui prouve que notre cerveau ne fait pas la différence entre ce qu’il imagine et ce qu’il vit vraiment … Inquiétant, n’est-ce pas ?

Interpréter correctement nos sensations, émotions et sentiments, quels qu’ils soient, et agir intelligemment, en toute circonstance, pour soi et pour les autres, dans notre environnement personnel et professionnel, c’est probablement cela que l’on entend par “intelligence émotionnelle”.

Maîtriser ses émotions, ce n’est donc pas les nier ou les enfouir. C’est leur laisser une juste place, les prendre en considération et agir en conséquence, sans se laisser submerger au point de perde le contrôle de ses actes. Celui ou celle qui y arrive en toute circonstance mériterait, à juste titre, le titre de “Grand sage” !

L’île des sentiments, de Jorge Bucay ⁽¹⁾  

Il était une fois une île, sur laquelle vivaient tous les sentiments et toutes les valeurs humaines : le Bonheur, la Tristesse, la Sagesse… ainsi que tous les autres, y compris l’Amour.

À l’annonce que l’île allait être submergé, tous s’enfuirent. Tous, sauf l’Amour. Quand l’île fut sur le point de disparaître, l’Amour décida de demander de l’aide.

La Richesse passa très près dans un bateau luxueux.

– “Richesse, peux-tu m’emmener ?

–  Impossible, j’ai beaucoup d’or dans mon bateau. Il n’y a pas de place pour toi.”

L’Orgueil passa, lui aussi, dans un magnifique bateau.

– “Orgueil, je t’en prie, emmène-moi.

– Non, Amour, tu es tout mouillé et tu pourrais salir mon bateau.”

Passa ensuite la Tristesse.

– “Tristesse, s’il te plaît, laisse-moi venir avec toi.

– Oh Amour, répondit la Tristesse, je suis si triste que j’ai besoin de rester seule”

Le Bonheur passa aussi, mais il était si heureux qu’il n’entendit même pas que l’Amour l’appelait.

 Soudain une voix dit :

– “Viens, Amour, je t’emmène avec moi.”

C’était un vieillard avec une longue barbe.

L’Amour était si heureux et si rempli de joie, qu’il en oublia de lui demander son nom. Arrivés sur la terre ferme, le vieillard s’en alla. L’Amour se rendit compte de son oubli et demanda au Savoir :

– “Savoir, qui était cet homme ?

– C’est le Temps”, répondit le Savoir.

– Le Temps ?, demanda l’Amour. Pourquoi le Temps m’aurait-il aidé ?”

 Le Savoir, plein de sagesse, répondit :

– “Parce que seul le Temps est capable de comprendre combien l’Amour est important dans la vie”

⁽¹⁾ Jorge Bucay, psychiatre, psychothérapeute et écrivain argentin, a recueilli beaucoup de légendes et métaphores dans le cadre de son travail.

Christel SCHIRMER